Heterotopia, une brève introduction

Il existe un lyrisme à la feuille blanche de papier, une poétique du banal et un enchantement ordinaire que seul l’art peut révéler. En dehors, quand il se fait chair, le quotidien, toujours semblable et fidèle à lui-même, s’éprouve comme une souffrance sourde et déprimante. La photographie intervient comme un outil de combat salvateur contre la réduction du vécu à une expérience morne et pauvre, contre une dépréciation journalière qui ne laisserait aucune trace objective et durable dans la mémoire. Elle offre la possibilité d’une sublimation des formes communes ; son pouvoir héroïque assoit la course du présent hystérique et accroit ainsi notre conscience du monde de la vie en rendant le temps et l’espace communicables aux autres.

 

De la modernité et des lumières de la raison, nous héritons un découpage radical et précis de l’espace que l’on partage, entre, d’un côté, les lieux réels, et, de l’autre, les utopies, sans qu’il puisse n’y avoir, dans cet imaginaire, aucune porosité entre ces deux ordres irréconciliables. Le philosophe Michel Foucault nous propose de dépasser cette conception rigide en introduisant la possibilité d’une dimension intermédiaire : « Il y a d’abord les utopies. Les utopies, ce sont les emplacements sans lieu réel. Ce sont les emplacements qui entretiennent avec l’espace réel de la société un rapport général d’analogie directe ou inversée. C’est la société elle-même perfectionnée ou c’est l’envers de la société, mais de toute façon, ces utopies sont des espaces qui sont fondamentalement essentiellement irréels. Il y a également, et ceci probablement dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. Ces lieux, parce qu’ils sont absolument autres que tous les emplacements qu’ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai par opposition aux utopies, les hétérotopies. »

 

Hetero : l’altérité ; Topos : le lieu. Les hétérotopies sont les autres lieux.

 

Les hétérotopies se définissent d’abord par ce qu’elles ne sont pas. Ici et nulle part, elles ne sont ni lieux réels, ni utopies, mais les deux à la fois. Lieux hors de tout lieu, mais répertoriés sur les cartes, elles sont des localisations physiques d’utopies. Principe premier et fondamental de leur altérité : elles entretiennent un rapport ambigu à la réalité. Deuxième principe : ces espaces autres se défont de la relation communément établie du temps pour entrer dans une temporalité qui leur est propre. Au temps linéaire de la montre souveraine se substitue celui de la lenteur molle du temps suspendu des ruines de La chute tragique, le temps de l’accumulation humaniste des réserves du savoir de La fin de l’histoire ou encore celui de l’instant éternellement figé par le médium photographique. Troisième principe : l’agencement spatial de ces lieux empêche de les superposer aux autres aménagements territoriaux. Ce privilège leur est conféré par un pouvoir de juxtaposition topographique qui leur permet de solidariser en elles des espaces habituellement incompatibles. Les séries « Les corps utopiques » et « Le savoir de réserve » font coexister temps et époques, espaces et géographies des quatre coins du monde. Quatrième principe : les hétérotopies échappent de manière inédite aux normes de vie habituelles. Elles ont la faculté de dissoudre les règles comportementales qui sont celles des lieux communs et imposent à leurs usagers des us atypiques. Les ruines de la série La chute tragique aventurent le regardeur par-delà bien et mal, du côté de la licence. Les mises en scène des dioramas de la série une Histoire cubiculaire imposent, à qui veut y accéder, des protocoles comportementaux contraignants comme le port de petits gants en latex ultra-sensibles. Dernière caractéristique constituante de l’hétérotopie : la question de l’accès. Ces autres lieux s’excluent de leur voisinage topographique immédiat et se ferment aux regards par des systèmes autoritaires d’ouverture et de fermeture : contrôle de passeport, signature de contrat, petits billets, cooptation, rites d’initiation, pince coupe-boulons et escalade ; on n’entre pas comme ça en Heterotopia.

 

Heterotopia, mon œuvre dans son ensemble, veut rendre compte d’espaces de ce type en faisant s’incarner les métadiscours contemporains sur le sens de l’Histoire et de notre civilisation. « La chute tragique » donne à voir le monde dystopique décadent et redouté qu’annonce la collapsologie. « La fin de l’Histoire » affirme le contraire et fait advenir, par l’édition photographique, un territoire positif qui laisse croire que les êtres humains sont capables de dépasser les lois de l’entropie grâce à la science, la technique, la connaissance de l’Histoire et la philosophie. Chaque série, « autopsie d’un rêve », « zeropolis », « la France skiagraphique »… s’articule conceptuellement et formellement autour de grands invariants qui donnent une cohérence au projet d’ensemble. Ces invariants sont conceptuels, esthétiques et biographiques, et cimentent le tout pour former une œuvre-monde, miroir délirant, mais bien réel de la modernité tardive.

 

Heterotopia est une affirmation forte qui postule que le monde matériel est chargé d’utopies et de fictions. Nul besoin de s’en détourner, au contraire, nous pouvons nous en émerveiller et assister chaque jour au spectacle du monde de la vie tel qu’il est, c’est-à-dire chargé de fictions. Finalement, Heterotopia fonctionne comme un tout monolithique que je voudrais faire s’incarner en un lieu que j’appellerai aussi Heterotopia, ce lieu de l’ensemble de mon œuvre que je me représente sous la forme d’un cabinet d’amateur labyrinthique, architecture à la fois mondaine et flottante composée de couloirs entrelacés, de toute part tapissés de mes hétérotopies en miroirs et trompe-l’œil. Mon travail est motivé par l’image de cette projection fantasmée, la vision autobiographique d’une mise en abyme vécue, la création de cette « hétérotopie en puissance » qui dévorera toutes les autres en son lieu.